Au début des années 70, l’Usine de Billancourt innove en créant ce qu’on appellera les “stages ethnies”, destinés à aider les agents de maîtrise et l’encadrement dans leur gestion au quotidien du management interculturel. Jean-Pierre Doly, qui développa ce concept et lui donna vie, le portant à bout de bras, nous livre aujourd’hui son témoignage. Nous le présentons en deux parties : d’abord le pourquoi et le comment de ces stages, ensuite les réactions plus personnelles de Jean-Pierre sur son passage à Billancourt et sur les pionniers qu’il y a rencontrés.
Ce que furent les stages ethnies
Nous sommes au début des années 70 et la France manque de bras pour son développement industriel. Renault, comme d’autres entreprises françaises, essaye d’embaucher de jeunes Français dans ses usines, mais ceux-ci préfèrent alors travailler dans les services (banques, assurances, service public (SNCF – EDF – PTT, etc.), plutôt que d’annoncer à leur future qu’ils “travaillent à la chaîne chez Renault”… Je suis nommé responsable de la formation des agents de maîtrise et cadres de l’Usine de Montage de Billancourt (l’UCMB) en septembre 1973. Dans cette usine, sur les chaînes, environ 90 % des ouvriers étaient immigrés de plus de 40 nationalités différentes et 90 % de la maîtrise et des cadres étaient français. Certains –selon leur classe d’âge– avaient fait la guerre d’Algérie et il y avait quelques difficultés de compréhension ou de communication. Il a donc été décidé par les dirigeants de l’usine, d’une part, de créer des stages de formation pour les immigrés qui, au-delà de l’alphabétisation, tentaient de favoriser leur intégration à une société davantage industrialisée que la leur d’origine et, d’autre part, de mettre en œuvre un stage pour les cadres et la maîtrise, afin de les faire réfléchir et de leur apporter des informations sur les causes et conséquences d’une immigration massive.
Nous avions “osé” les appeler “stages ethnies”. Ils duraient 6 jours. Seul ou avec quelques intervenants, nous essayions d’apporter des informations et de répondre aux interrogations ou aux surprises des agents de maîtrise et des cadres. A cette époque, ce n’était pas évident car, à part la gauche et l’Église, peu de gens s’intéressaient aux immigrés. Les intervenants et leurs supports étaient donc nécessairement assez engagés, mais il faut se rappeler que Renault était à la pointe de l’innovation sociale et pas seulement sur ce registre. Venaient donc témoigner dans ce stage tour à tour un imam expliquant les conséquences de l’islam dans la vie quotidienne, un réfugié politique portugais d’avant la révolution des œillets, un ancien ouvrier de Renault, Sarakolé, qui avait ouvert un restaurant à Barbés, etc. Pour donner une tournure un peu plus scientifique, il y avait un sociologue du CNRS et une ethnologue du Musée de l’Homme.

A Billancourt, un “onze” black-blanc-beur avant l’heure. De gauche à droite, accroupis : Eliezer, Lozahic, Lesieur, Boultam, Dansou. Debout : Doly, Veron, Brulard, Potier, Garson, Chelgaff.
Je me souviens très bien des tours de table édifiants quant à la méconnaissance de différences culturelles évidentes entre notre culture européenne chrétienne et celle arabo-musulmane d’un très grand nombre de travailleurs immigrés…et d’ailleurs pourquoi y aurait-il des travailleurs (ouvriers) “immigrés” et des cadres “expatriés” ? Sait-on vraiment ce que cachent ces différences sémantiques et ce qu ‘elles peuvent provoquer chez les personnes concernées ?
Par exemple, lors de l’un de ces tours de table, un agent de maîtrise ni plus ni moins raciste qu’un autre déclare :
– “Tous les Arabes sont hypocrites et faux- culs”.
– “Ah ! bon et pourquoi ?”
– “Parce que lorsqu’on leur parle, ils ne regardent pas en face, ils baissent les yeux !”.
Quelle n’était pas sa surprise d’apprendre de la bouche de notre “Imam” invité qu’on enseigne dès son plus jeune âge au petit musulman à baisser la tête devant l’autorité, qui est d’abord le père, puis ensuite un jour le chef. L’agent de maîtrise avait tout faux : c’était une marque de respect de baisser les yeux devant lui, et pas un affront, mais pouvait-on pour autant le blâmer de ne pas savoir ?
Sans parler des différences allant se nicher dans des signes (de la main pour communiquer), des symboles (la croix et le croissant de lune), des couleurs (le blanc couleur du deuil en Afrique), des chiffres (le 4 porte malheur ou bonheur selon les cas au Japon, comparable au 13), etc.

On reconnaît de gauche à droite nos amis Vacher (le “patron”), Doly (l’auteur) , Planchon et Carpentier.
Il faudrait parler aussi des actions concrètes prises au nom de l’efficacité en essayant de tenir compte de ces différences : le décalage des pauses dans l’équipe du soir pour que les musulmans pratiquant le Ramadan puissent manger dès le coucher du soleil. Par exemple encore, alors que nous constations un absentéisme élevé le vendredi de l’équipe du matin qui partait avant l’heure et de l’équipe du soir qui arrivait en retard, les dirigeants de l’usine décidèrent de donner les clés d’une salle de formation à un imam identifié dans l’usine qui en fit une salle de prière très fréquentée et… sans absentéisme !
Ces stages ont impliqué quelque 500 personnes en 4 ans. J’en ai retenu que beaucoup d’échecs de communication viennent de ce que les parties en présence n’ont pas suffisamment conscience d’habiter des mondes perceptifs différents, d’avoir une histoire, une religion différentes. Plus que du racisme, il y a une grande méconnaissance, une grande ignorance de l’autre, des autres.
Ce que j’ai vécu à Billancourt
Je ne saurais trop être reconnaissant d’abord envers MM. Laroussinie et Labbé de m’avoir embauché, jeune cadre de formation psycho en 1973, puis MM. Vacher, Cacciuttolo, Auroy et Retrou, entre autres, de m’avoir permis de poursuivre mon expérience en production.
Fallait-il être pionner, visionnaire, atypique, courageux pour embaucher le jeune débutant que j’étais et lui confier ni plus ni moins que la recherche des besoins et l’animation de la formation des agents de maîtrise de l’usine de montage de Billancourt ?
J’ai donc eu la chance de passer les premières années de ma vie professionnelle dans cette fameuse Ile Seguin.
l fallait être sacrément “anticipatif” pour laisser les clés de la formation des agents de maîtrise au jeune que j’étais et qui animais en grande partie seul un stage “ethnie” destiné à faire réfléchir les participants sur les causes et conséquences de l’immigration massive.
Je ne m’étendrai pas davantage ici sur les enseignements que j’ai tirés de cette magnifique période, mais je tiens à la disposition des futurs historiens de Renault Billancourt les documents, écrits, films, témoignages de ces séminaires, puisque j’en avais fait l’objet d’une thèse de doctorat à l’école Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales.
Pour l’anecdote, après 2 ans d’animation, la Direction de l’usine me dit : “ce serait bien de venir présenter en comité de direction votre stage, ce que vous faites, montrer vos supports, etc.” J’ai suggéré, avec l’appui de M. Labbé, plutôt que de venir présenter en 1 heure ce que je faisais, d’organiser pour le comité de direction un de nos séminaires…
Après 5 années passionnantes et une fréquentation intermittente des ateliers au titre d’autres “casquettes” comme la communication interne, la mise en place, et même quelques chantiers d’organisation comme l’informatisation des presses, je me retrouvais –du jour au lendemain- une nouvelle fois avec un peu de courage et une dose d’insouciance, Chef d’Atelier en Tôlerie avec 250 personnes sous mes ordres et 500 voitures par jour à fabriquer !
Fallait-il encore une fois être sacrément “gonflés” pour nommer un psy de moins de 30 ans dans un poste habituellement tenu par un contremaître en fin de carrière ou par un jeune “gadzart” débutant !
Bien encadré et formé par MM. Rabu, Perraud, sous l’autorité de l’inénarrable “Tintin De Luca”, bien secondé par Roland Girard, ancien délégué CGT, le Belfortain Bailly, le “flambeur cycliste” Dubosc, le jeune Delattre ou le “bourru breton au cœur tendre” Marcel Le Boulch, mais aussi grâce aux repères structurants d’une organisation et d’une gestion très en avance, je m’éclatais de plus en plus à apprendre en vraie grandeur les principes du management (sélectionner, choisir, promouvoir, déléguer, animer, former, évaluer, communiquer, etc.). Je ne me doutais pas à l’époque que j’étais en train d’apprendre tout ce qui allait me servir par la suite et ce sur quoi je continue à m’appuyer quelque 30 ans après !
Les résultats aidant, on me propose un an et demi après de devenir Chef de Groupe adjoint en sellerie, c’est-à-dire un échelon de plus et dans un poste correspondant à mon statut, à mon âge, à mon salaire, etc. sinon à ma formation, mais qui s’en souciait, qui s’en souvenait ? Je n’étais pas peu fier intérieurement, sans trop le montrer, d’avoir fait oublier aux yeux de certains ma formation initiale, sans pour autant la renier puisqu’elle m’était fort utile ! Je passais ainsi du Dpt 12 au Dpt 74, ce qui n’était pas si fréquent à l’époque et je poursuivais mon apprentissage auprès du très rigoureux pédagogue Roger Michel, sous l’autorité de Michel Auroy, puis de René Cacciuttolo, aidé par le Breton Buléon “la bulle”, le Jurassien skieur André Lehoux, l’exemple de promotion sociale Rezazgui, etc.
Nommé encore un an et demi après Chef de Groupe à la place du Maître Roger Michel nommé à la Retouche au Bas-Meudon, j’ai encore évidemment beaucoup appris –à ses côtés– en organisation de la production, gestion des aléas, résolution des problèmes de qualité, rigueur dans les méthodes de travail et aussi en management et relations humaines et sociales lors de conflits ou de discussions animées en équipe du soir avec un certain Daniel Labbé – jeune délégué CFDT de mon âge– partageant beaucoup d’idées communes, mais ayant pris des voies différentes pour régler nos utopies respectives d’un monde meilleur !
Au total ce furent presque 9 des plus belles années de ma vie professionnelle, dont 4 en fabrication, qui m’ont permis d’oublier le choix avorté de devenir professeur d’éducation physique et sportive…
Il serait souhaitable que d’autres témoignages viennent s’ajouter pour mémoriser et capitaliser une partie de l’histoire de l’usine de Renault Boulogne-Billancourt, car il y a un risque de laisser la place (encore une fois !) à des organisations politiques ou syndicales certes très importantes, mais donnant une idée beaucoup trop partielle et donc partiale de tout ce qui a pu se vivre entre contraintes et libertés, entre rigueur et passion, pendant tant d’années !
A propos des Japonais que l’on dit inventeurs du fameux “just in time”, comment faisait-on pour produire plus de 500 voitures par jour sur une île de 800 000 m2 sur 5 étages, sans aucune possibilité de stockage ni des matières premières, ni des produits finis ?… Il fallait d’ailleurs voir les trésors d’organisation et de gestion pour orchestrer la logistique du ballet de camions qui apportaient des magasins de Bures ou Gif-sur- Yvette les pièces nécessaires, sans parler du spectacle coloré des barges qui transportaient au fil de la Seine les Renault 4, Renault 6 etc. vers Flins ou Sandouville !
Il faut témoigner aussi et surtout sur les agents de maîtrise, ingénieurs et cadres de l’Usine de Billancourt (on dirait aujourd’hui managers), car voici quelques domaines où ils ont été pionniers :
- Organisation (“just in time”, enrichissement des tâches (LX en sellerie, chère à Roger Retrou et Roger Michel).
- Ergonomie et conditions de travail. • Innovations sociales (et pas seulement après des luttes ou conflits !). • Lutte au quotidien contre le racisme et l’exclusion. •
- Recrutement d’atypiques sortant des cadres de références habituels (mon exemple !). • Promotion interne et sociale : combien parmi les adhérents et amis d’AMETIS ont-ils débuté comme AM ou ouvrier ou “arpète”, après avoir pu faire pour certains le CESI ou l’APPRA ?
- Formation permanente sortant des sentiers battus et des catalogues (le stage ethnie par exemple !).
- Organisation “qualifiante” et “apprenante” par l’acquisition sur le terrain d’unités de compétences.
- Communication interne, avec les Séminaires de Sensibilisation (les Shadocks !) et Informations téléphonées…
- Création de “teams building” forts et efficaces autour de H. Laroussinie puis R. Vacher relayés par R. Cacciuttolo et B. Sandaran au Dpt 12, M. Auroy, R. Retrou au Dpt 74, et C. Labbé au Service du Personnel et des Affaires Sociales.
- Création d’une grande famille composée d’hommes et de femmes avec quelque part le cœur en forme de losange, et qui se retrouvent 20 – 30 – 40 ans après…, dans leur dîner annuel, pour finir par donner naissance à AMETIS.
- Etc.
Comment ne pas oublier un instant les polémiques futiles, les stéréotypes engagés, pour permettre AUSSI un témoignage de ces quelques-uns qui ont à leur niveau, à leur époque, assuré la perpétuation d’un patrimoine national, ce qui ne leur confère aucun droit, si ce n’est celui de la mémoire et du témoignage ?